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L'île d'Ouessant face au raz-de-marée inflationniste

Elisa Amouret - 26 avril 2023

Le Molenez, bateau de marchandises déchargeant ses cales sur le port de l'île d'Ouessant, le 14 avril 2023, Elisa Amouret.

 

L'île d'Ouessant face au raz-de-marée inflationniste

Les quelque 800 habitants de l’île d’Ouessant, caillou breton battu par les vents et les vagues à la pointe du Finistère, sont tributaires du bateau pour se ravitailler en marchandises. Une dépendance qui a un coût, en période de forte inflation.

Toutes les semaines, le même ballet se répète. A l’abri du vent, le petit porte-conteneur accoste sur la cale du port. De l’autre côté, sur la route, un vieux camion blanc dévale la pente. Au volant, Jean-Claude et Anne-Sophie, les gérants de la supérette du bourg, viennent récupérer le ravitaillement du magasin pour les prochains jours. Par chance, les palettes de marchandises sont chargées directement dans le véhicule par les marins de la Penn ar Bed, la compagnie de transport maritime. Et la même chorégraphie se réitère tous les deux jours pour les commerçants sur l’île d’Ouessant. “C’est Carrefour qui nous livre les marchandises directement au port de Brest”, explique Anne-Sophie, puis, “la Penn ar Bed s’occupe de les ramener par bateau et nous on vient les chercher au [port du] Stiff”.

Pour rejoindre l’île d’Ouessant, située à une vingtaine de kilomètres au large des côtes brestoises, il faut braver une mer souvent agitée pendant plus de deux heures. Aucune liaison terrestre avec le continent : les trois épiceries insulaires se ravitaillent par le bateau. Une dépendance qui a forcément un prix, même si, de retour derrière sa caisse, Anne-Sophie assure être “aux mêmes prix que sur le continent” à même échelle de magasin. L’entreprise rogne sur ses marges pour ne jamais “répercuter le prix du transport maritime sur les produits”. Un équilibre fragile. Depuis le début de l’année, le prix du transport maritime a déjà augmenté de 2%. La Penn ar Bed a réduit la vitesse de ses bateaux pour tenter d’endiguer la hausse des prix du carburant. Mais en vain. “L’inflation a contraint la compagnie à revoir ses tarifs” explique le transporteur maritime par téléphone.

Pour les insulaires, la hausse des prix complique le quotidien. Sur le caillou, surnom affectueux donné par les Ouessantins, “c’est beaucoup plus cher que sur le continent”, affirme l’institutrice de l’école publique Marianne Kermarrec, 32 ans. Installée depuis huit ans sur l’île, elle se rend dans les trois commerces pour faire ses courses. “On n’a pas le choix, ici on ne peut pas prendre notre voiture pour aller au supermarché dans la ville voisine”, explique la jeune femme en recoiffant sa frange auburn. Selon une étude de 2015 menée par l’Association des Îles du Ponant, regroupant une quinzaine d’îles bretonnes et normandes,  les îliens payent un surcoût de près de 40% sur les produits et les services par rapport au continent. Un surcoût existant depuis des années qui s’ajoute, aujourd’hui à une inflation galopante dans une commune où le revenu médian est largement inférieur à celui de la France métropolitaine.

Une production locale

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La bergerie accueille ses nouveaux agneaux sur les terres les plus à l'ouest de l'île, le 13 avril 2023, Elisa Amouret.  

Pour contrer cette dépendance au continent et ramener de nouveaux habitants sur l’île, la mairie a lancé en 2017 un plan de relance agricole insulaire. En 2018, un agriculteur cultivant l’île voisine a débarqué. Un an plus tard, c’est au tour d’une bergère et d’un couple de vachers de s’installer. Pour vendre leur production entièrement biologique et ouessantine, ils ont monté ensemble un petit marché dans la cour de l’ancienne école. Une nouveauté “pratique” pour Jany Normant, 80 ans. Mise en pli impeccable, l’ancienne coiffeuse du bourg se rend presque tous les samedis avec son mari, Jean-Claude, au marché des producteurs. “Il est bon leur fromage” sourit-elle, “et les yaourts !” ajoute-t-elle avec un air gourmand. Pour Marianne, l’institutrice, les fromages ouessantins sont d’un “bon rapport qualité prix”.  “Comme c’est de la vente directe, les prix ne sont pas très élevés” explique la trentenaire. Il faut débourser 2,30 € pour le pot de yaourt nature de 400g. Un prix rivalisant avec les yaourts importés du continent et vendus dans les supérettes. Victimes de leur succès, “en été il faut parfois faire la queue pendant une heure à chaque stand” raconte l’institutrice. Alors, c’est une demi-heure avant l’ouverture du marché que les Ouessantins avertis commencent à faire la queue, déterminés à disposer des produits avant les touristes. Une production locale qui n’est que saisonnière. L’hiver, l’agriculteur ne produit pas de légumes, les vaches et les brebis n’ont pas de lait. Pour Marianne, les produits locaux “ c’est plus pour se faire plaisir” que pour remplir son panier de courses. En revanche, sur cette terre de marins, les Ouessantins ont accès à du poisson à moindre frais tous les jours de l’année. Sauf en cas de tempête.  

Hiver comme été, Ondine et Jean-Denis sont présents dans un petit kiosque sur la place du bourg pour vendre une partie de leur pêche. En ce mois d’avril où la pluie matinale a lavé le ciel, ils sont attendus de pied ferme par les premiers acheteurs. "Bonjour ! Alors aujourd’hui on a du lieu noir, du maquereau et du lieu jaune"  annonce Ondine Morin au couple s’approchant. Tous les jours, Ondine et son mari Jean-Denis affrontent, avec leur bateau, le Finis Terrae, des courants parmi ceux des plus puissants d’Europe pour aller pêcher à la ligne dans les eaux poissonneuses autour de la côte escarpée d’Ouessant. Depuis trois ans, ils ont été contraints d’augmenter leur prix, mais  “ce qui est bien avec le poisson de ligne c’est qu’il y en a pour toutes les bourses”, relativise Ondine, polaire de marin et bottes en caoutchouc aux pieds “Il y a le maquereau que tout le monde peut s’offrir” à 9,50€ le kilo, “le lieu qui reste abordable” entre 16 et 19€ le kg en fonction de la couleur, noir ou jaune, et “le bar qui est un peu plus coté” à 35,50 € le kilo, énumère la pêcheuse. Le stand ne désemplit pas : insulaires comme touristes. Tout le monde se presse. En une heure, Ondine est déjà à court de poissons. 

Du poisson frais à moindres frais 

Contraints d'augmenter leurs prix, Ondine et Jean-Denis parviennent tout de même à limiter la hausse. 

 

 

 

Au siècle dernier, les hommes étaient marins de commerce et les Ouessantines cultivaient la terre pour se nourrir, tout en filant la laine pour se vêtir. Aujourd’hui, “si tu veux rester sur l’île il faut créer ton travail", affirme Manue, conductrice de la navette entre le port du Stiff et le bourg de l’île. Cette Ouessantine d’origine est d’abord partie en Outre-Mer avant de revenir s’installer pour de bon avec mari et enfants sur le caillou de son enfance. “Quand j’habitais en Martinique, j’avais un salaire indexé vie chère” raconte-t-elle au volant de son bus bleu turquoise. “Ici, il n’y pas d’index” ajoute-t-elle avec un sourire, “mais j’ai changé de mode de vie". "On ne va pas aller au cinéma, au musée ici”, explique la mère de famille, "les loisirs, c'est l'extérieur".

 

Un mode de vie moins dépensier, que remarque aussi Clément, 33 ans. Ce jeune Francilien a lâché son petit appartement en région parisienne pour venir s’installer avec sa copine Ouessantine sur l’île la plus sauvage de Bretagne. “On est moins assujettis à acheter des choses” remarque le jeune homme à l’allure décontractée. “Les trois postes de dépenses sont l’alimentation, les bars et le transport” résume-t-il. Lorsqu’il va faire ses courses, le nouveau Ouessantin fait de plus en plus attention à certains produits. La viande, par exemple. “C’est compliqué d’en acheter”, un produit trop cher, juge-t-il. Pour compenser, il s’est mis, il y a quelques semaines, à la pêche à la ligne. Perché sur les rochers de granit dans la baie du Stiff, il hasarde sa canne à pêche dans les eaux agitées. Et parfois, le poisson mord à l’hameçon. “Il y a quelques jours, j’ai attrapé deux maquereaux, de quoi faire notre dîner” raconte-t-il avec un large sourire sur les lèvres.

Même avec ces petites astuces, pour les familles, le ticket de caisse reste salé. « Ça monte vite » affirme Delphine, la garde-champêtre de la commune bretonne la plus à l’ouest. Avec ses deux enfants et son mari, Delphine fait un “plein de courses” chaque mois  dans un supermarché du Finistère qu'elle commande par internet. “En tout on est à 30 euros de frais supplémentaires” pour se faire livrer les courses sur l’île. “Mais même avec ça, ça reste avantageux par rapport aux magasins de l’île”, ajoute-t-elle. Le jour des courses, elle prend alors la route du port au volant de sa camionnette grise. Une fois le bateau à quai, elle récupère sa commande. Charge les paquets dans le véhicule et repart. Le bateau embarque une nouvelle cargaison laissant l’île d’Ouessant derrière lui. La même chorégraphie se reproduira le lendemain.

ea

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